Entretien avec Marc-Alain Ouaknine, par Patrice van Eersel
Nouvelles Clés : Les religions bibliques sont fondées sur l'idée que l'infini est ineffable et que le Tétragramme (YHWH) ne se prononce pas. Mais pour les juifs, comme pour les chrétiens ou les musulmans, Dieu est en colère, Dieu est content, Dieu est clément, Dieu est vengeur, Dieu pense que ceci est bon ou cela mauvais... et Dieu porte une barbe ! Ne pourrait-on pas dire que, dans le dialogue interreligieux actuel - que nous avons tendance à banaliser, alors qu'il est tout-à-fait inédit dans l'histoire -, les Extrême-Orientaux nous interpellent sur l'indicibilité de l'essentiel, avec leur “vide ultime” qui a paru si effrayant à nos ancêtres ? Le mélange juif + bouddhisme par exemple (que les Américains appellent “jewbou”) est étonnamment novateur !
Marc-Alain Ouaknin : Ce que vous dites me touche beaucoup. De son côté, l'Extrême-Orient n'est pas tellement intéressé par l'histoire du monothéisme, qui est foncièrement attaché à un lieu, le Moyen-Orient. Par contre, de notre côté, s'il a été nécessaire à un certain moment de faire appel à l'Extrême-Orient, pour désamorcer le piège de la personnification du Tétragramme ineffable, c'est qu'il y a dans la pensée juive quelque chose qui est de l'ordre de l'oubli.
De la même façon que Heidegger parle de l'histoire de la métaphysique occidentale comme d'un “oubli de l'être”, je dirais que l'histoire du judaïsme occidental est celle d'un “oubli du non-être” (on ne peut définir le divin que par ce qu'il n'est pas). Mais cet oubli est lié à la nature même de ce non-être, c'est-à-dire à la dimension du caché. L'histoire de la pensée juive est double : c'est celle d'une pensée dévoilée, visible, mais aussi celle d'une pensée cachée, transmise de génération en génération et apparaissant de nos jours sous le nom de Kabbale. Tout l'ésotérisme juif est précisément une réflexion sur les noms de Dieu, sur le Tétragramme, et se trouve en permanence à la recherche de cette expérience de l'Ineffable. Quand on regarde les mystiques juifs, dès le xiie siècle, en particulier Abraham Aboulafia, qui fut à la fois élève et maître de Maimonide l'Andalou, on s'aperçoit qu'il y a des expériences, non seulement intellectuelles ou mystiques, mais des expériences physiques, psychologiques, de méditation, de prononciation, de respiration... Il existe véritablement un yoga juif, et ceci depuis Moïse.
N. C. : Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?
M.-A. O. : Ce sont des exercices pratiques de méditation, liés à la respiration et à des postures. Aboulafia met ça au point vers 1140, d'abord en Espagne, puis en Italie où il émigre, puis en Sicile où il créé des groupes de méditation, dont on a gardé toutes les descriptions, parce qu'il a beaucoup écrit. C'est Moshé Hiddel, qui révèle Aboulafia dans toute son ampleur, puisque, contrairement à Sholem, l'historien de la Kabbale qui refusait de voir dans la mystique juive une pratique méditative, il la met fortement en exergue. Ce qui est très important, c'est que le mot kabbaliste en hébreu se dit mekubal, qui veut dire grammaticalement “celui qui est accepté”. Alors que l'interprétation habituelle traduit ça en “celui qui reçoit la lumière de l'infini” - kabbala = recevoir. Mais si être kabbaliste, c'est recevoir la lumière de l'infini, on aurait dû dire m'kabel, “celui qui reçoit”, alors qu'en fait, il est dit mekubal : “il est reçu”. Où est-il reçu ? À quoi ? Eh bien très simplement : à l'examen d'entrée dans le cercle de méditation ! Il y avait des cercles mystiques, dans lesquels on entrait en passant un examen. Kabbaliste veut dire “reçu à l'examen” - d'ailleurs, en Israël, quand vous êtes reçu au bac, on use du même mot ; et même un reçu, par exemple quand vous payez le taxi, se dit kabbala !
N. C. : Quelles épreuves passe-t-on pour entrer dans un cercle de méditation kabbalistique ?
M.-A. O. : Une fois franchi une première barrière, on devait pratiquer un exercice de méditation, jamais seul, forcément avec un guide. Mais avant, on devait prêter serment en jurant que si jamais son âme se trouvait à connaître un jour le bonheur des mondes de l'en-haut, on accepterait de redescendre, quelle que soit l'intensité de son bonheur. Il s'agissait en quelque sorte d'une prévention contre l'addiction au bonheur de l'En-haut.
N. C. : En Inde, on appellerait un tel être un boddhisattva...
M.-A. O. : L'âme se retrouve ici dans le schéma de méditation de l'Échelle de Jacob, où il est dit que “les Anges montent et descendent”. Les outils qui permettent de monter sur cette échelle sont appelés les “roues de méditation” : on y fait tourner les lettres de l'alphabet selon un certain ordre et suivant un certain rythme, de plus en plus rapidement, ce qui fait entrer en transe. Plusieurs “roues” permettent de construire un “char” et donc la “Merkava”, le char céleste qui permet à Ézéchiel (l'un des fondateurs de la Kabbale méditative) de gagner le ciel, est une métaphore pour décrire un ensemble sophistiqué d'exercices respiratoires. Mille ans plus tard, Abulafia reprendra tout ça et l'inscrira dans une nouvelle Kabbale.
N. C. : L'aspect respiratoire des exercices kabbalistiques fait effectivement penser au yoga...
M.-A. O. : C'est un ensemble qui comprend différentes sortes de respiration organisées autour d'une visualisation muette du Tétragramme - avec des rythmes de souffle différents avant chaque lettre. Il existe aujourd'hui des disques de méditation selon Aboulafia. On peut être assis ou debout et on médite en prononçant, non pas les consonnes, mais les voyelles. Une séance dure à peu près une heure. Ce qui m'a passionné, en découvrant des groupes de méditation en Israël, c'est de réaliser que leurs pratiques s'étaient transmises, sans interruption, depuis Aboulafia, par le biais du hassidisme. Avec des variantes. Chez Rabbi Nahman de Braslav, vous avez la “méditation en solitude”, qui peut se pratiquer dans la forêt par exemple. Chez Rabbi Nakhem de Tchernobyl, chaque partie du corps est mise en vibration par une vocalisation particulière - sauf pour le sexe, où la méditation se fait en silence. Je tente de théoriser ça et de le mettre en pratique dans des ateliers de méditation - en reprenant clairement le courant Aboulafia/hassidisme.
Ce qui est intéressant, c'est de savoir les conditions historiques, psychologiques, philosophiques, théologiques qui ont conduit à étouffer cette branche mystique de la tradition juive. Pourquoi sommes-nous aujourd'hui tombés dans une sorte “d'orthopraxie idolâtre”, où ce qui importe, c'est le geste juste dans un oubli, non seulement de l'esprit de ce geste, mais de l'Esprit tout court : en un mot, dans cette voie-là, la spiritualité, on s'en fout ! Bien sûr, entre la pratique strictement gestuelle et la mystique purement spirituelle, il y a des va-et-vient et des intermédiaires, où se situent des philosophies, notamment aujourd'hui celle de Levinas, qui introduit, par rapport au geste, la dimension éthique : le geste religieux n'a pas d'importance en soi, mais c'est lui qui relie les êtres - à l'inverse, si l'on oublie ce qu'il appelle le “visage de l'autre”, le geste perd sa pertinence religieuse et enferme l'homme dans son solipsisme, son égoïsme, le coupant de ce qui est la vocation première de la philosophie, ou de la religion, ou de la spiritualité.
Attention : tous les juifs sont mystiques. Le judaïsme, dans son essence, est mystique. La différence entre les orthopraxes et les autres, c'est de savoir s'il est de notre ressort humain de nous préoccuper des mondes de l'en-haut, ou si nous avons juste à accomplir notre tâche pour les faire exister, sans davantage nous soucier d'eux. Pour Levinas, s'occuper du secret des mondes n'est pas de la responsabilité de l'homme : si l'homme est dans le geste juste et dans la relation juste à l'autre, donc dans une éthique, le monde peut exister, y compris les mondes de l'en-haut et leur secret.
N. C. : De toute façon, pour les uns comme pour les autres, il y a donc entre le monde matériel apparent et les autres niveaux, invisibles et mystérieux, des liens aller-retour...
M.-A. O. : Oui, des liens que la Kabbale appelle des Séphiroth. Tout juif croyant sait, non seulement que cela existe, mais que nous y participons dans une télurgie, c'est-à-dire que tout geste que je fais a une implication sur les mondes d'en-haut et même sur le divin.
N. C. : On pourrait dire que c'est l'inverse de la vision platonicienne, où les archétypes divins se manifestent sous forme de créatures, qui ne peuvent rien faire pour exercer une influence dans l'autre sens.
M.-A. O. : Le judaïsme est un anti-platonisme. Dans Humanisme de l'autre homme, Levinas consacre un chapitre à ce sujet. Il n'y a pas ici un gouvernement de l'En-haut sur le monde de l'En-bas, qui serait la version tragique de l'Histoire, où l'homme n'aurait rien à faire sinon être la marionnette d'un destin. Au contraire, ici, c'est l'homme qui tient et tire les fils de l'Histoire, jusqu'au divin ! Il y a là une inversion du tragique : c'est l'histoire de Dieu qui dépend de celle des hommes ! D'où la responsabilité énorme des humains, vis-à-vis d'eux-mêmes, vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis du monde. Cela s'inscrit dans la mystique fondée par la nouvelle Kabbale de Safed, qui est celle de Rabbi Itzak de Louria, celui qui instaure ce lien continu entre les mondes d'en-bas et les mondes d'en-haut, c'est-à-dire la Kabbale des Séphiroth.
N. C. : Quelle logique gouverne ce lien ?
M.-A. O. : Si j'interprète la Torah, alors je répare le monde. La théorie est simple : l'infini du divin ne s'est pas incarné dans l'homme, comme chez les chrétiens, mais s'est incarné dans la Torah, c'est-à-dire dans les lettres de l'alphabet : Dieu, c'est la Torah et la Torah, c'est Dieu. Les lettres sont des étincelles de sainteté de l'Être divin, qui s'est éclaté, déployé, finitisé dans la Torah, qui est le Tsimtsoum, la contraction de l'infini divin dans la finitude des lettres. Donc le rapport à la Torah est un rapport à la Kénose, c'est-à-dire à l'acceptation par l'infini divin d'être assez humble pour s'enfermer dans la finitude des lettres de l'alphabet. D'où la responsabilité des hommes, par rapport à Dieu, de lui redonner son statut d'infini en interprétant le texte de la Torah, non pas en le lisant platement, ce qui maintiendrait le divin prisonnier de la finitude, mais en interprétant le texte sans relâche, de manière infinie, de façon à lui rendre son statut d'infini. J'interprète, donc Dieu est. Car Dieu retrouve alors le souffle d'infini qui était prisonnier dans leslettres de l'alphabet. Et Levinas le dit clairement, dans Nouvelles Lectures talmudiques (en cela il est kabbaliste lituanien, comme il l'affirme, mais aussi kabbaliste hassidique, sans le savoir) : “Dans chaque mot et chaque lettre, il y a un oiseau aux ailes repliées, qui attend le souffle du lecteur. Et lorsque le lecteur interprète, l'oiseau déploie ses ailes, et il ne faut pas oublier de sauter sur son dos, pour monter vers l'infini.” Que voudriez-vous de plus mystique que cette image ?!
Mais revenons maintenant à votre question de départ... Ce qui a rendu nécessaire cette rencontre de certains juifs avec l'Extrême-Orient, c'est qu'ainsi ils peuvent retrouver ce qu'ils avaient occulté : la pratique méditative de la Kabbale, bien connue des hassidim. Ces derniers sont dans cette joie de rencontrer d'autres mystiques, puisqu'ils sont tout à fait conscients que le divin n'appartient à personne, que Dieu n'est pas juif - pour les juifs eux-mêmes, c'est très important de l'affirmer -, comme il n'est pas chrétien, ni musulman. Mais il y a une approche juive du divin, comme il y a une approche chrétienne, etc.
Et la rencontre avec des mystiques extrême-orientaux donne à l'infini une démesure plus grande encore que s'il était maintenu dans une expérience purement juive de la mystique. Ne faire de la mystique que juive, ce serait limiter le divin dans la finitude d'une approche. Ce n'est que dans l'interaction de différentes approches religieusesque l'on peut s'approcher de l'infini, tendre vers lui.
J'ai lu, comme vous, Le Juif dans le Lotus (éd. Calmann-Levy). Pour comprendre ces juifs qui vont à la rencontre des lamas, j'ai envie de citer un commentaire très important de Rabbi Itzak Louria, le fondateur de la Kabbale de Safed au xvie siècle : il dit qu'à l'époque de la Bible, il y a trois dimensions d'humanité, représentées par les trois fils de Noé en train de reconstruire l'humanité : Sheb, Yafet et Ham. Prenez les initiales des trois, ça fait S+Y+H, qui se lit en hébreu Syah, ce qui signifie “dialogue”. Cela veut dire que le dialogue n'est possible que si l'on accepte la rencontre de l'ensemble des parties de l'humain. Or donc, si ma parole vient des trois composantes de l'humain (la provenance se marquant en hébreu par le préfixe m, par exemple “je viens de Paris” se dit aniba mi-Paris), si donc j'arrive “de ce dialogue”, j'obtiens le mot Mé-Syah, c'est-à-dire le Messie. Autrement dit, la construction du Messie repose sur le fait “d'originer” sa parole à partir du dialogue de l'ensemble des composantes de l'humain. Cela veut dire que, pour les mystiques juifs, qui sont au fait de cette nécessité de la réparation cosmique, rencontrer leurs collègues et homologues mystiques d'Extrême-Orient ne sert pas seulement à apprendre et à retrouver quelque chose de l'occulté, mais aussi contribue à la réparation des mondes - qui sera le résultat de la rencontre de toutes les mystiques, mais pas (c'est essentiel) dans une fusion syncrétique : ce qui importe, c'est d'apprendre l'un de l'autre et l'autre de l'un, pour renforcer sa propre culture et sa propre mystique, pour en partager l'expérience - comme nous l'avons fait à Bruxelles avec des imans musulmans, en janvier 2005, comme cela se pratique en Israël, où des soufis viennent soufiser avec des kabbalistes, mais pas pour que les kabbalistes deviennent soufis, ni pour que les soufis deviennent kabbalistes, plutôt pour partager une expérience mystique et, à partir de là, retourner chacun dans son expérience propre, renforcé de l'expérience de l'autre - et ayant appris de l'autre des perceptions du monde qu'on n'avait pas encore saisies.
À l'inverse, certaines formulations de la mystique juive peuvent aussi, d'une certaine manière, éclairer les bouddhistes. Un mot comme Tsimtsoum, par exemple, la “contraction de Dieu dans les lettres de la Torah”, peut fort bien éclairer leur lanterne...
N. C. : Pourrait-on dire que le Tsimtsoum n'a de sens qu'une fois que l'homme a inventé l'écriture, donc après s'être sédentarisé, il y a moins de dix mille ans ?
M.-A. O. : L'histoire dont nous parlons est beaucoup plus proche. La mystique des lettres, on la fait remonter au plus tôt à Abraham, donc à -1800, en gros il y a quatre mille ans de nous. Et trois cents plus tard s'est déroulé l'événement fondateur d'une nouvelle modalité de l'humain : la sortie d'Égypte, au quinzième siècle avant notre ère. Les Juifs ne naissent pas en Israël, mais sur une terre étrangère, l'Égypte, et quand, pour la première fois, ils se disent “enfants d'Israël”, ce n'est pas qu'ils en sortent, mais qu'ils vont vers la terre promise. Une terre qu'ils vont habiter et transformer en lieu d'existence, mais pas comme lieu d'essence. C'est essentiel, puisque cela va mettre fin à toute possibilité d'idolâtrie de la terre et d'un rapport ontologique à elle. Je ne suis parce que je suis issu d'un lieu, mais parce que je suis issu de la liberté. Dieu fait sens, parce qu'il est une parole de libération et que l'homme a comme essence d'être un être de liberté et non pas un être de lien, que ce lien soit à la terre, à Dieu ou à autre chose.
N. C. : Ce non-attachement à une terre n'est pas exactement l'image que donnent les Israéliens aujourd'hui !
M.-A. O. : Je pense que la plus grande erreur politique du monde contemporain a été de rebaptiser les Palestiniens juifs “Israéliens”. Jusqu'en 1947, il y avait des Palestiniens juifs et des Palestiniens musulmans, c'était finalement une vaste communauté multiconfessionnelle - Tel Aviv était une ville juive en 1904 ! Mais brusquement, on s'est retrouvé avec une Palestine purement arabe, face à un Israël purement juif. Ce n'est qu'une question de mots, mais cela change tout. Preuve que les mots pèsent lourd. La guerre israélo-arabe est beaucoup plus symbolique et terminologique que territoriale. Si Israël devenait “Palestine juive” et si les Arabes acceptaient de ne pas utiliser le mot copyrighté “Jérusalem”, mais appelaient la partie de cette ville qu'ils occupent “Al Qods”, son nom arabe, je crois que beaucoup de terres pourraient être redistribuées et qu'on trouverait une solution. Je suis un militant de la “Palestine juive”. Et je persiste à dire que l'essence du judaïsme n'est attachée à aucun lieu.
Être, c'est savoir se séparer, savoir être adéquat à cette libération fondatrice, à cet arrachement continuel, qui avait déjà été provoqué dans cette secousse d'être et de parole faite à Abraham, lorsqu'il entend : “Va-t-en !” (Lekh lekha, “Va pour toi”, “Va vers toi !”). Commentaire du psychanalyste Alain-Didier Weil dans son livre Dans la lumière de Vermeer : « Dieu dit : “Va vers toi !”, c'est-à-dire : “Ne va pas vers ce qui n'est pas toi. C'est vers toi qu'il faut aller, pas vers moi” ! » Que serait-il arrivé si Abraham, obéissant au commandement de sacrifier son fils, était “allé vers Dieu” au lieu d'aller vers lui-même ? “Il aurait été en mesure de vivre une expérience d'extase anéantissante, à laquelle tout être fini est voué, dès lors que l'infini trouve en lui son lieu de séjour. À cette extase aveuglante, Abraham est soustrait. S'il n'est pas requis de lui qu'il tombe à terre, foudroyé par une révélation mystique le dépouillant de ses limites et de ses facultés humaines, c'est qu'il est attendu de lui qu'il agisse, qu'il fasse l'acte d'aller vers.” Je crois que c'est très important. Au moment où Dieu se révèle à l'homme, il dit : “Je suis le Dieu de libération”, sous-entendant : “Sois capable même de te libérer de Dieu !” L'homme intégral est un homme révolté. Et la dimension de la soumission, qui par exemple se traduit en arabe par islam, constitue le total, absolu et infini opposé de ce que peut être l'homme dans la révélation judaïque. Et quand la théologie musulmane, par propagandisme, dit qu'Abraham, Moïse et tous les prophètes juifs sont musulmans, c'est intéressant d'un point de vue théologique - et il faut l'entendre -, mais ce doit être aussi l'occasion d'expliquer que, dans la tradition du texte hébraïque, l'existence du divin comme Dieu de libération et offrant la liberté, c'est au contraire l'impossibilité d'une quelconque soumission, surtout à Dieu. Par exemple, Dieu dit à Abraham : “Va tuer ton fils !” C'est un exercice, une épreuve à laquelle il le soumet : peut-on être plus soumis qu'en allant tuer son propre fils ? Et Abraham veut se soumettre, il va obéir... au dernier moment, Dieu arrête sa main, comme pour lui dire : “Non mais tu te moques de moi ! Si tu es homme et lié à la liberté de la révélation, tu ne peux pas faire de violence, même au nom de Dieu, surtout au nom de Dieu !”
N. C. : “Aller vers soi”, ce serait se mettre en état de rébellion permanente ?
M.-A. O. : Ce n'est pas la rébellion contre les parents ou contre les profs, mais plutôt l'esprit de révolution permanente. En fait, Dieu nous invite à devenir trotskiste ! Blague mise à part, c'est étonnant à quel point le trotskisme a recruté parmi les juifs désireux de se laïciser et de couper avec la tradition, et qui ont trouvé dans ce courant révolutionnaire quelque chose qui correspondait à l'essence même de leur être. C'est évidemment un peu embêtant que ce soit surtout des juifs qui aient fait cette révolution qui a si mal tourné, mais ça souligne un aspect révolutionnaire du judaïsme... Être en rapport avec le divin, c'est aller vers sa propre construction et non pas se soumettre ou s'enfermer dans le divin. Il y a là une distinction énorme entre la mystique hébraïque et la mystique extrême-orientale, parce qu'il n'y a pas, dans le judaïsme, d'expérience mystique de nirvâna. À aucun moment, il ne va y avoir perte de conscience. Même si l'on fait une expérience de méditation et qu'on y est bien, qu'on s'élève... Mais il n'y a jamais d'oubli de soi, pas d'abandon de la maîtrise de soi.
N. C. : Pourtant, les grandes expériences mystiques ne se contrôlent pas, elles nous tombent dessus !
M.-A. O. : Oui, mais qu'y découvre-t-on ? Une conscience accrue, donc une liberté encore plus grande. Donc le critère pour départager une expérience mystique réelle d'une expérience mystique hallucinée, dans la tradition hébraïque, revient à savoir si, dans cette expérience acquise, on est encore plus libre, plus haut, plus fort, plus élevé, plus lumineux, plus grand - alors qu'à la moindre perte de liberté on a la preuve qu'on s'est laissé abuser par une hallucination. C'est très très important, parce qu'il faut bien un critère de justesse de cette méditation. À partir du moment où, par exemple, il y a une expérience de groupe, ou des expériences de “gouroutisation”, où la personne, le hassid par exemple, perd sa liberté au profit de la maîtrise de son rabbi, alors le lien est forcément fallacieux. Le rabbi n'est pas là pour soumettre le disciple, mais pour le rendre encore plus libre.
N. C. : Nous avons eu besoin du yoga indien ou du zen japonais pour redécouvrir nos propres traditions oubliées, étouffées sous trop de blabla et d'idéologie... Les yogis chrétiens disent que leurs ancêtres ont perdu le lien avec le corps au xiiie siècle, à peu près quand le roman décolle en gothique et que l'esprit se sépare du corps...
M.-A. O. : Mais ça, c'est normal, puisque le christianisme est une désincarnation - d'autant plus intense que l'incarnation christique est puissante. En fait, je pense que tout se joue au même moment, pour les juifs comme pour les chrétiens, aux XIIe, XIIIe siècles, quand apparaît l'amour courtois, avec le chevalier qui ne touche pas sa dame, dans une atmosphère fortement influencée par les cathares, champions du désir de désincarnation. C'est l'époque où naissent successivement les kabbales provençale puis espagnole. L'Occident se trouve alors devant un choix : soit continuer à encourager une voie amoureuse incluant le corps, soit sublimer le corps dans une dimension poétique et refuser le sexe. Nous savons que c'est malheureusement la seconde voie qui a été choisie et qu'a commencé une certaine pathologie collective...
Par réaction contre les cathares, les kabbalistes de l'époque, par exemple Rabbi Moïse de Léon ou Rabbi Joseph de Castille, qui ne sont pas sans lien avec Aboulafia, mènent une réflexion sur l'amour, le masculin, le féminin à un niveau cosmique, et sur les liens entre eux : Dieu a son visage féminin, qui est la Shekkina... Mais cette réaction n'est pas sans ambiguïté. Eux-mêmes sont tentés par la sublimation et la désincarnation et inaugurent dans le judaïsme des voies dangereuses, où les humains risquent d'oublier qu'être vivant, c'est d'abord avoir un corps. À partir de cette époque, la Kabbale se trouve sur un pont étroit, où elle risque à chaque instant de basculer, soit du côté de la sublimation désincarnée des valeurs, soit du côté d'une dérive magique au contraire trop incarnée - qui a fait peur aux orthopraxes, qui l'ont rejetée pour cette raison. L'harmonie se trouve évidemment dans l'équilibre juste entre les deux... ce qui n'a pas toujours été le cas.
La Kabbale a notamment connu une crise grave au xviie siècle, dans le faux messianisme de Chabbat Tsvi qui, reprenant toutes les valeurs kabbalistiques, les a embarquées dans une dérive maranique, puisqu'il s'est converti à l'islam, en disant que le juif l'est surtout dans sa dimension cachée et qu'il lui faut occulter sa vraie religion derrière des apparences chrétiennes ou musulmanes. Il n'est pas interdit de penser que la psychanalyse sera l'un des résultats de cette dérive, avec sa vision propre du caché et du dévoilé. Il faut relire L'Histoire de la mystique juive, excellent livre de Gershum Scholem. Il y a dans le christianisme une haine du corps, qui déteint parfois sur le judaïsme et conduit à croire que l'expérience mystique consiste à monter dans le monde d'en-haut par l'esprit, en oubliant le corps. L'orthopraxie est le garde-fou de ce risque-là, parce qu'elle rappelle que la mystique doit s'incarner dans des gestes. Et dans des textes. L'infini peut se toucher dans le geste et dans le texte. J'ajouterais aujourd'hui qu'il peut se toucher dans le sexe et dans les pratiques méditatives... que le judaïsme avait tragiquement oubliées et qui nous reviennent par le biais de l'Extrême-Orient. De façon d'ailleurs très curieuse...
Beaucoup d'Israéliens vont en Inde : c'est le voyage officiel après l'armée ! Ma fille en revient. Ce qu'ils découvrent là-bas, c'est une spiritualité qui les renvoie à eux-mêmes - tel maître tibétain demandant à un jeune homme : “Que cherches-tu ici, tu as tout chez toi !” Le mouvement Braslav, qui connaît actuellement un succès fou en Israël, repose sur une pratique complètement indologique. Je vois aujourd'hui des jeunes hassidim, en grande tenue, avec la toque blanche de Rabbi Nahman, les tsit-tsit dehors, les manteaux rayés, etc. mais dansant et chantant dans la rue, aux carrefours et sur les bagnoles, exactement comme faisaient les Krishna il y a trente ans sur le boulevard St-Michel. Avec le même style de musique et danse, etc. Sauf que (et c'est absurde) contrairement à leur tradition de chant et de joie, ils sont complètement “néo-chrétiens” dans leur peur du sexe - et donc dans une dérive de l'humain. Ils sont capables d'en parler, d'évoquer la Shekkina et Dieu, du couple, mais ils développent une incroyable angoisse vis-à-vis de la sexualité elle-même, dans une sorte de combat permanent contre les pensées sexuelles, etc. Ces jeunes-là ne font l'amour que pour faire un enfant !
N. C. : À l'inverse, n'avons-nous pas oublié parfois les liens entre orgasme et enfantement ?
M.-A. O. : Je dirais qu'il faut réintroduire l'érotisme dans la spiritualité. C'est une constante dans ce que j'écris depuis toujours - par exemple dans Méditations érotiques, inspirées par Levinas, qui a justement réintroduit le corps (et la caresse) dans la phénoménologie, qu'il a explicitement érotisée. C'est le lien éthique entre les êtres amoureux, avec une réflexion sur l'ambiguïté. Pour lui, tout amour est ambigu : on ne fait jamais l'amour seulement pour soi, mais jamais non plus que pour l'autre. Entre ce qu'il appelle l'immanence (pour soi) et la transcendance (pour l'autre) de l'amour, il voit l'Éros comme seul pont possible. La réponse à votre question se situe entre la transcendance de l'érotisme et l'immanence du générationnel.
Je pense qu'un véritable amour conduit à un enfant. Et la volonté d'avoir un enfant conduit à l'amour. D'ailleurs, la Kabbale est un traité d'érotisme. C'est très marrant (ou pas marrant du tout) de voir comment les rabbins contemporains, avec leur peur du corps, tombent dans des aberrations de traduction. Par exemple, quand le Cantique des cantiques dit : “Je suis monté au palmier et j'ai pris à pleines mains tes deux seins magnifiques”, ils traduisent : “Je suis monté dans la maison d'études et j'ai sorti la Torah et le Talmud” ! Ils n'osent même plus nommer le corps de la femme dans sa magnificence, alors que la vie n'est belle que parce que les femmes sont belles !
Tout le monde n'est pas beau et tout le monde n'est pas gentil, non, mais il y a une éthique qui passe par un rapport érotisé à l'autre. Si tous les gens se sentaient bien dans leurs chaussures, on serait vraiment bien dans l'Éros et dans le vivant ! Je pense que toute la problématique politique de l'islam est liée à ça... Ces jeunes de dix-huit ans qui vont se faire sauter et massacrent des foules, parce qu'ils pensent avoir soixante-dix vierges dans leur lit au paradis... Il faut être aveugle pour ne pas voir que la violence politique est liée à une sorte de sublimation érotique.
N. C. : Comme tous les très grands scientifiques du xxe siècle ont abouti à un vide vertigineux, où toutes les certitudes s'effondrent (les athées comme les autres), le xxie n'est-il pas voué à transmettre à ses enfants un agnosticisme positif ?
M.-A. O. : On ne peut qu'aller dans ce sens. Mais aujourd'hui, l'enjeu n'est plus entre science et foi, ou entre sciences finie et infinie. Il est davantage entre la vie concrète et sa virtualisation. Aujourd'hui, tout devient virtuel. Par l'ampleur de l'informatique, de l'Internet, des capacités programmables des images, qui donnent l'impression de la 3D, etc., on va arriver à vivre avec des casques sur les yeux, qui donnent en permanence des films donnant l'impression d'être à la maison, de faire l'amour, de vivre Dieu, etc. Il y a donc une sorte d'autodestruction de l'homme, qui se donne l'illusion d'être, parce qu'il est virtuellement et qu'il ne se rencontre plus dans la concrétude des choses.
L'amour se fait par texto, par email, mais quand est-ce qu'on se touche ? Ce n'est plus le choc science/foi, mais le choc concret/virtuel. L'homme va-t-il s'auto-solipsiser, s'autodétruire en s'auto-enfermant dans une coque d'images, où il ressentira la vibration de l'autre à travers le waps, le wepp ou allez savoir quelle blurp qui permettra de s'envoyer des odeurs en plus des images. On est donc en route vers la désincarnation la plus totale de l'humain, qui va devenir pure onde, pur cristal liquide...
N. C. : L'utérus artificiel dont parle le Professeur Henri Atlan, n'est-ce pas un peu ça ?
M.-A. O. : Terriblement ! On se maile au lieu de se mêler... Je suis donc très angoissé par l'avancée de la technique, merveilleusement extraordinaire. Je pense que ça détruit beaucoup de choses. Et puis ça va trop vite : on perd la patience du temps et de la maturation des choses. Beaucoup de gens tombent amoureux par e-mail et textos, ils vivent l'exponentialisation des sentiments par celle de la rapidité des échanges. Et on se retrouve prisonnier de mots jetés dans l'univers.
N. C. : Or, ce ne sont pas les mots du Tsimtsoum...
M.-A. O. : Non, mais on le croit ! On se croit parti dans l'infinitisation, alors que la planète se rétrécit à la mesure de la machine. Et sans votre ordinateur-téléphone-caméra, vous n'êtes déjà plus rien.
N. C. : N'est-ce pas la malédiction du Golem, ce robot d'argile fabriqué par ce rabbin qui s'appelait le Maral de Prague ?
M.-A. O. : Et ce n'est pas par hasard si le plus grand spécialiste du Golem aujourd'hui est Henri Atlan.
N. C. : Il se revendique de Spinoza... Tous les possibles nous sont offerts et la seule chose qui nous bloque, selon lui, c'est notre peur de l'inconnu. Il ne dit pas que tout sera admis, mais tout sera essayé.
M.-A. O. : Nous sommes menacés par la golémisation du monde, qui est la disparition du sujet. J'appelle cela la post-post-modernité. En deux mots : la modernité, c'est le “je” (pense donc je suis). La post-modernité, c'est la disparition de ce je tout-puissant, submergé par la machine, l'exclusion du sujet - signalée par Kafka, Freud, Nietzsche : le Je n'est plus maître chez lui : il y a l'inconscient qui me gouverne en partie. Et la post-post-modernité, c'est l'enjeu actuel : soit on redonne à l'homme la possibilité de sa maîtrise soit il disparaît, anéanti par la machine.
C'est pourquoi Heidegger est si important, malgré la problématique qui l'entoure : il s'est réellement posé la question de la possibilité de la survie de l'homme, dans son infini d'humain, contre le risque d'être dépassé par la machine définitivement. Ce qu'il appelle le da sein, c'est “l'être là” où s'ouvre encore quelque chose de la possibilité d'infini et des retrouvailles avec le sujet. Mais le vrai prophète de tout cela, c'est Kafka, qui a perçu qu'à un certain moment, le sujet humain allait être dépassé par la machine et par l'organisation des institutions - Le Procès, Le Château, La Métamorphose représentent une littérature de combat, en mettant en exergue l'angoisse que provoque cette structuration d'un monde sans sujet.
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